Lutte contre la désinformation et rôle d’un hébergeur site web

La prolifération de fausses informations sur internet représente un défi majeur pour nos sociétés démocratiques. Face à cette menace, les hébergeurs de sites web se retrouvent en première ligne, devant concilier liberté d’expression et responsabilité éditoriale. Leur rôle dans la lutte contre la désinformation soulève des questions juridiques complexes, entre obligation de modération et risque de censure. Examinons les enjeux légaux et pratiques auxquels sont confrontés ces acteurs clés de l’écosystème numérique.

Cadre juridique de la responsabilité des hébergeurs

Le statut juridique des hébergeurs de sites web est encadré par la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 2004. Cette loi établit un régime de responsabilité limitée : les hébergeurs ne sont pas tenus pour responsables a priori des contenus qu’ils stockent, à condition qu’ils n’en aient pas connaissance. Cependant, dès qu’ils sont informés du caractère manifestement illicite d’un contenu, ils doivent agir promptement pour le retirer ou en rendre l’accès impossible.

Ce principe de responsabilité conditionnelle vise à préserver le rôle neutre des intermédiaires techniques, tout en les incitant à collaborer dans la lutte contre les contenus illégaux. Toutefois, l’application de ce cadre à la désinformation soulève des difficultés :

  • La notion de contenu « manifestement illicite » est sujette à interprétation
  • La frontière entre information erronée et désinformation volontaire est parfois floue
  • Le retrait de contenus peut être perçu comme une atteinte à la liberté d’expression

Face à ces enjeux, la jurisprudence a progressivement précisé les obligations des hébergeurs. Ainsi, l’arrêt LVMH c/ eBay de 2010 a établi qu’un hébergeur pouvait voir sa responsabilité engagée s’il jouait un rôle actif dans la mise en ligne des contenus. Plus récemment, l’arrêt Eva Glawischnig-Piesczek c/ Facebook Ireland de la Cour de justice de l’Union européenne (2019) a reconnu la possibilité d’imposer aux hébergeurs une obligation de retrait étendue pour les contenus identiques ou équivalents à ceux jugés illicites.

Obligations spécifiques en matière de lutte contre la désinformation

Au-delà du cadre général de la LCEN, de nouvelles obligations spécifiques à la lutte contre la désinformation ont émergé ces dernières années. La loi contre la manipulation de l’information de 2018, dite « loi fake news », impose ainsi aux plateformes en ligne dépassant un certain seuil d’audience de mettre en œuvre des mesures pour lutter contre la diffusion de fausses informations.

Parmi ces mesures figurent :

  • La mise en place d’un dispositif de signalement facilement accessible
  • La transparence sur les algorithmes de recommandation de contenus
  • La promotion de contenus issus d’entreprises et agences de presse
  • La lutte contre les comptes propageant massivement de fausses informations

Ces obligations s’appliquent principalement aux grandes plateformes comme Facebook ou Twitter, mais elles illustrent une tendance à la responsabilisation accrue des intermédiaires techniques face à la désinformation.

Par ailleurs, le Digital Services Act (DSA) européen, entré en vigueur en 2022, renforce les obligations des hébergeurs en matière de modération des contenus. Il prévoit notamment :

  • Un mécanisme de notification et d’action pour les contenus illégaux
  • Des obligations de transparence sur les pratiques de modération
  • Des mesures spécifiques pour les « très grandes plateformes en ligne »

Ces nouvelles réglementations témoignent d’une volonté des législateurs d’impliquer davantage les hébergeurs dans la lutte contre la désinformation, tout en cherchant à préserver un équilibre avec la liberté d’expression.

Mise en œuvre pratique : défis et bonnes pratiques

La mise en application concrète des obligations légales en matière de lutte contre la désinformation pose de nombreux défis aux hébergeurs de sites web. La détection et la qualification des contenus problématiques requièrent des ressources humaines et technologiques considérables.

Plusieurs approches peuvent être adoptées :

  • La modération humaine, qui permet une analyse fine mais s’avère coûteuse et chronophage
  • Les outils automatisés basés sur l’intelligence artificielle, plus rapides mais sujets à des erreurs
  • Les systèmes de signalement par les utilisateurs, qui nécessitent un traitement efficace

La plateforme YouTube a par exemple mis en place un système combinant ces différentes approches. Les contenus signalés sont d’abord analysés par des algorithmes, puis examinés par des modérateurs humains en cas de doute. Cette méthode permet de traiter un grand volume de contenus tout en limitant les risques d’erreur.

Au-delà de la modération a posteriori, les hébergeurs peuvent mettre en place des mesures préventives :

  • Sensibilisation des utilisateurs aux risques de désinformation
  • Mise en avant de sources d’information fiables
  • Collaboration avec des fact-checkers indépendants

Le réseau social TikTok a ainsi noué des partenariats avec des organismes de fact-checking dans plusieurs pays pour vérifier les contenus viraux potentiellement trompeurs.

Ces initiatives soulèvent toutefois des questions sur le rôle éditorial que peuvent être amenés à jouer les hébergeurs. La frontière entre modération légitime et censure est parfois ténue, comme l’a montré la polémique autour de la suspension du compte Twitter de Donald Trump en 2021.

Responsabilité des hébergeurs et liberté d’expression

La lutte contre la désinformation menée par les hébergeurs de sites web soulève des interrogations quant à son impact sur la liberté d’expression. Ce droit fondamental, protégé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut entrer en conflit avec les mesures de modération mises en place.

Plusieurs risques ont été identifiés :

  • Le retrait excessif de contenus par précaution (« over-removal »)
  • La censure de points de vue minoritaires ou controversés
  • L’uniformisation du débat public en ligne

Pour répondre à ces préoccupations, certains hébergeurs ont mis en place des mécanismes de recours permettant aux utilisateurs de contester les décisions de modération. Facebook a ainsi créé un « Conseil de surveillance » indépendant chargé d’examiner les cas les plus complexes.

La jurisprudence tend à reconnaître la nécessité de concilier lutte contre la désinformation et liberté d’expression. Dans l’arrêt Delfi AS c/ Estonie (2015), la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que l’obligation faite à un portail d’actualités de modérer les commentaires manifestement illicites ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression.

Néanmoins, le débat reste vif sur l’étendue du pouvoir de modération des hébergeurs. Certains plaident pour une régulation publique plus poussée, tandis que d’autres défendent l’autorégulation du secteur. La recherche d’un équilibre entre protection contre la désinformation et préservation du pluralisme demeure un défi majeur.

Perspectives d’évolution : vers une responsabilisation accrue ?

L’encadrement juridique du rôle des hébergeurs dans la lutte contre la désinformation est en constante évolution. Plusieurs pistes sont actuellement explorées pour renforcer leur responsabilité tout en préservant les garanties nécessaires :

  • L’instauration d’un « devoir de vigilance » inspiré de celui applicable aux entreprises en matière de droits humains
  • Le développement de codes de conduite sectoriels sous l’égide des autorités de régulation
  • La création d’autorités indépendantes chargées de superviser les pratiques de modération

Le Digital Services Act européen prévoit ainsi la mise en place de « coordinateurs des services numériques » dans chaque État membre, chargés de veiller au respect des nouvelles obligations par les plateformes.

Par ailleurs, de nouvelles approches technologiques émergent pour lutter contre la désinformation :

  • L’utilisation de la blockchain pour authentifier l’origine des contenus
  • Le développement d’outils de « fact-checking » automatisé
  • La mise en place de systèmes de réputation des sources d’information

Ces innovations pourraient permettre aux hébergeurs de mieux répondre à leurs obligations légales tout en limitant les risques d’atteinte à la liberté d’expression.

Enfin, la coopération internationale apparaît comme un enjeu majeur face au caractère transnational de la désinformation en ligne. Des initiatives comme le « Code de bonnes pratiques contre la désinformation » lancé par la Commission européenne en 2018 témoignent de cette volonté d’harmonisation des approches.

L’équilibre entre responsabilisation des hébergeurs et préservation de leur neutralité reste un défi complexe. L’évolution du cadre juridique devra tenir compte des innovations technologiques et des enjeux éthiques pour garantir un internet à la fois fiable et ouvert.